chronique du processus

En 2009, suite à ses collaborations avec le réseau Osservatorio Nomade / Stalker,  Laurent Malone active au sein de son atelier l'antenne osservatorionomade-marseille. Cette création correspond à un besoin de renforcer la prise de position de la structure vers un travail associant actions locales et internationales. Les projets développés, fruits d’une réflexion de quinze ans sur l’espace urbain, d’un travail de recherche assorti d’explorations de la ville, permettent d’établir une comparaison entre ce que l’on peut observer à Marseille et ailleurs.


contexte historique

Dans le courant du XIXe siècle, la ville, lieu par excellence de la modernité, produit toutes sortes d’objets et de formes qui mettent l’art au défi. L’artiste doit rivaliser avec la mode, l’affiche, les marchandises, la photographie. Il doit apprendre à saisir le transitoire et le banal. En même temps, la rue devient un réservoir d’expériences et de rencontres inépuisables, un nouveau territoire à explorer. En 1921, le mouvement Dada est le premier à faire d’une excursion à travers la ville un geste artistique. C’est la visite de l’église Saint-Julien-le-Pauvre, choisie pour son absence absolue de valeur esthétique, un “ready-made” urbain signé par la présence de Tzara, Breton et quelques autres. À leur suite, se développe tout un ensemble de pratiques exploratoires qui sont autant de tentatives pour renouveler le regard sur la ville. Dans les années cinquante, les situationnistes pratiquent la dérive, exercice méthodique de transgression des règles de la circulation urbaine, afin de se réapproprier l’espace. En 1967, parodiant les récits de voyage, Robert Smithson relate dans “A Tour of the Monument of Paissac, New Jersey”, une excursion dans une petite ville de banlieue, aux abords de laquelle il contemple les ruines de la civilisation industrielle. Quelques années plus tard, Gordon Matta-Clark explore les souterrains de Paris et de New York et renverse, par le vide et la destruction, les valeurs de l’architecture en opérant des coupes monumentales à travers des bâtiments abandonnés. Il se rend également propriétaire d’interstices urbains en achetant des parcelles inutilisées par la ville (Reality Properties : Fake Estate, 1973). Ces explorations de la ville par ses vides et l’observation des phénomènes de mutation et d’abandon seront reprises par le groupe Stalker qui expérimente, au début des années quatre-vingt-dix, la traversée des terrains vagues de Rome.



la marche comme réappropriation de l’espace urbain

D’Haussmann à Le Corbusier, l’urbanisme moderne s’est construit sur l’éradication du chaos. La ville est un territoire en perpétuelle mutation. La concentration, la répartition et la circulation des personnes et des biens, la transformation des moyens de production, de transport et de communication demandent un effort constant de régulation qui se traduit par des processus de planification et d’aménagement. Que le chaos resurgisse aujourd’hui sous la forme d’une ruine des villes occidentales, comme Detroit ou Leipzig, ces villes industrielles qui se vident de leur population, ou d’une prolifération anarchique dans les mégapoles d’Afrique ou d’Asie, comme Lagos ou Singapour, oblige l’urbaniste à un examen de conscience. La crise des grands ensembles, la fragilisation des villes par les conflits armés et les conflits sociaux, a considérablement ébranlé l’utopie moderniste fondée sur les valeurs de progrès, de productivité, de rationalité et de fonctionnalité.
Selon Rem Koolhaas, le retard des outils et des conceptions de l’urbanisme sur l’observation de ces mutations “voue à l’échec toute action qui prétendrait régulariser le développement urbain”, et toujours selon Kenneth  Frampton, “l’esthétique et l’urbanisme du XXIe siècle nous ramènent à toutes les questions sans réponse du siècle précédent”. Il y a donc urgence à remettre en question notre représentation de la ville. Dans L’Invention du quotidien, Michel de Certeau décrit la ville comme le lieu d’un rapport de force entre la rationalité incarnée par l’architecture et les usages des habitants.
À la vision totalisante de l’urbaniste qui réduit le fait urbain à un concept de ville, il oppose l’ensemble des “ruses” et des “manières de faire avec”, mises en oeuvre par les habitants pour se réapproprier l’espace. Le plus commun de ces “arts de faire”, la marche, par l’agencement libre des éléments de l’espace géométrique en un parcours, transforme l’ordre imposé en un espace vécu. Mettre la marche au centre d’un processus photographique, comme cela se fait avec JFK, c’est faire apparaître sa puissance critique.
Avec JFK, véritable “ouvroir de ville potentielle” on déconstruit le paysage urbain traversé et on le recompose à l’horizontale dans un montage photographique qui remet en question le point de vue surplombant de la carte.


JFK

Depuis une quinzaine d’années, Laurent Malone développe un travail d’analyse et de documentation du contexte urbain à partir de parcours tracés dans les villes. En 2002, il publie JFK, résultat d’une traversée de New York à pied, réalisée avec l’artiste américain Dennis Adams. Partis de Manhattan pour rejoindre l’aéroport John Fitzgerald Kennedy en suivant l’itinéraire le plus direct possible, les deux hommes partagent un appareil photo. Chaque fois que l’un prend une photo, l’autre en fait une seconde dans la direction opposée, sans changer les réglages. En dépit de leur détermination à se frayer un chemin en ligne droite à travers la ville, le livre provoque une radicale désorientation. JFK offre la vision kaléïdoscopique d’un immense chaos urbain. New York – martyrisée depuis par les attentats du 11 septembre 2001, (les prises de vue datent de 1997) – n’apparaît déjà plus comme le symbole d’une modernité architecturale triomphante. C’est un paysage en déréliction, mangé par les herbes folles, couvert de graffitis, une suite d’immeubles délabrés et de pavillons mesquins, un ensemble chaotique qu’un appareil sécuritaire constitué de grilles, de barbelés et autres caméras de surveillance a du mal à contenir. Pour le critique d’architecture Kenneth Frampton, l’état des lieux dressé par Laurent Malone et Dennis Adams est révélateur d’une crise de l’urbanisme, elle-même symptomatique d’un état du monde : “On ne peut s’empêcher de se demander si ce sont bien là les ombres (...) du rêve américain au nom duquel nous prétendons libérer le Moyen-Orient.” 


les transects

Cette méthode d’exploration et de renouvellement du regard sur la ville mise en place par Dennis Adans et Laurent Malone est rebaptisée Transect, terme de géographie qui désigne l’analyse d’un territoire en suivant une ligne droite. Laurent Malone la poursuit dans plusieurs villes. Il organise des traversées urbaines ouvertes au public. Ces marches s’apparentent par leur durée à de véritables randonnées. Elles couvrent les vastes étendues qui séparent le centre de la périphérie et sont ponctuées de rencontres avec les gens qui y vivent. Une vision théorique de la ville ne pouvant suffire à saisir les phénomènes urbains dans leur complexité, la marche est le moyen le plus naturel de renouer avec l’expérience directe du contexte urbain.
Les Transects invitent les marcheurs à être là, présents à la ville et au monde, à aller à la rencontre de l’autre, à arpenter la ville comme un territoire ouvert au-delà des limites apparentes ou imposées de la géographie urbaine.
Pour restituer aux territoires traversés leur épaisseur de sens, il importe également, contre toute vision totalisante, de faire se rencontrer sur un même territoire une diversité de points de vue issus d’approches différentes. Pour accompagner les Transects, Laurent Malone fait appel à des géographes, des paysagistes, des sociologues, des anthropologues ou des historiens, qui participent activement au déroulement de la marche en proposant des clés de lecture du paysage et des situations rencontrées. Depuis plusieurs années, Laurent Malone travaille notament avec un pôle de géographes de l’université d’Aix-Marseille I, plus précisemment avec Elisabeth Dorier, professeur, et Sébastien Bridier, maître de conférence au sein du laboratoire LPED (Laboratoire, Populations, Environnement, Développement).


l’avenue salengro

Pour observer les mutations urbaines, Laurent Malone décide également de remettre en jeu la méthodologie des Transects et sa pratique de la photographie en faisant, d’un interstice urbain, le site d’une nouvelle expérience d’exploration de la ville. En mai 2003, il négocie, avec l’Établissement d’Aménagement Public Euroméditerranée, l’accès à un terrain en attente d’aménagement situé avenue Roger Salengro dans le troisième arrondissement de Marseille, un ancien site industriel dont il ne reste qu’une immense dalle de béton, isolé de la rue par une palissade de chantier. Au centre de ce terrain, il place une pierre, symbole de sa présence discrète sur le lieu et point de repère à partir duquel il photographie l’évolution du contexte environnant. De novembre 2003 à juillet 2007, il photographie régulièrement les plantes pionnières qui poussent dans les anfractuosités du béton, l’installation des sans abris qui ont élu domicile dans le hangar avoisinant et, de l’autre côté de la palissade, l’évolution des chantiers. Il tient ainsi la chronique patiente et obstinée de cet interstice urbain. Il documente l’instant précaire entre la construction et la destruction, avec une attention particulière à ceux qui font corps avec la ville : les ouvriers qui travaillent dans les chantiers et les sans-abri qui la parcourent sans cesse. Il s’attache à rendre visible l’envers de la ville et les signes d’une vie qui trouve refuge dans les marges : objets abandonnés, stratégies et architecture de survie. Cette chronique du quotidien donne lieu à trois publications intitulées “habiter marseille, novembre 2003-juillet 2007”, la création de la collection “habiter, une collection de temps” et de la Maison d’édition Integral Laurent Malone. La collection est enrichie par la suite avec un volume intitulé “habiter paris”.


un réseau international d’observation des mutations urbaines

Fidèle à la méthode utilisée pour JFK et les Transects, Laurent Malone et son atelier tissent autour de l’expérience sur le terrain de l’avenue Roger Salengro et des Transects un réseau de collaboration avec des artistes, des designers et des architectes, qui partagent leurs  réflexions sur les mutations urbaines.
Laurent Malone se rapproche du collectif d’intellectuels et d’architectes italien Stalker et de son réseau transdisciplinaire international de chercheurs, Osservatorio Nomade. Stalker intéresse particulièrement Laurent Malone car il est en mesure d’intégrer compétences et capacités de langage, sait capter à travers différents regards et des relations entrecroisées, les aspects sous-jacents inhérents à la complexité de l’incertain territoire urbain, dans une tentative de compréhension des processus et des relations émergentes qui en redessinent les contours. Osservatorio Nomade est un réseau de propositions qui se configure autour d’un territoire, il oeuvre à travers diverses expressions qu’il assume tour à tour dans différents espaces de recherche. C’est l’expérimentation d’un modèle ramifié, coopératif et ouvert entre des individus disposés à partager les instruments et les résultats de leurs propres recherches. Lors de leur rencontre en 2000 pendant l’exposition “Les figures de la marche, un siècle d’arpenteurs” organisée par Thierry Davila au Musée Picasso d’Antibes, Laurent Malone et Stalker confrontent leurs travaux respectifs sur l’exploration de l’espace urbain et leurs investigations sur les manières d’“habiter un territoire”. Ils décident alors de créer ensemble et s’associent pour l’étude de l’ensemble d’habitations Corviale. Suivent ensuite les projets Via Egnatia, une enquête sur la mémoire des peuples déplacés le long de l’axe Rome - Istanbul, Campagna Romana et Campagna Viterbo.
En parallèle, Laurent Malone travaille avec la conservatrice du patrimoinde Christine Breton et l’architecte Florence Lipsky, enseignante à l’École d’Architecture, de la Ville et des Territoires de Marne-la-Vallée.
Avec la création de la Maison d’édition “Intégral.Laurent Malone”, il fait aussi entrer son atelier dans le “Réseau Intégral”, fondé par le designer Ruedi Baur. Ce dernier rassemble sept ateliers dans le monde (d’architecture, d’édition, de design, etc.), dont certains se retrouvent autours de projets communs. Laurent Malone collabore notamment avec Ruedi Baur sur la signalétique de la Bibliothèque des archives départementales Gaston Defère à Marseille et, plus récemment, celle des bâtiments de l’ONU à Genève. 


Au gré de ses rencontres, Laurent Malone poursuit donc avec son atelier une exploration des mutations urbaines, mettant en valeur les usages non planifiés de l’espace public. Ces usages sont autant de “manières de faire avec” et ramènent sans cesse l’architecture à l’échelle de l’humain. Ils font apparaître la ville dans sa dimension à la fois vivante et imprévisible. L’apparent chaos qui s’en dégage témoigne du hiatus entre la volonté de mise en ordre de l’urbanisme et une réalité qui sans cesse la déborde. Observer les mutations urbaines, c’est peut-être avant toute chose exercer une mutation du regard. Dans une époque qui, comme l’écrit l’anthropologue Marc Augé, produit de plus en plus de “non-lieux”, d’espaces de transit où la circulation devient un impératif, et à un moment où, en France, les objectifs de rénovation urbaine autorisent à démolir les zones en difficulté, l’observation des phénomènes d’exclusion, de réappropriation de l’espace et de tout ce qui dans la ville est considéré comme sans valeur, devient une nécessité. Encore faut-il se doter d’un outil, ou d’une méthode d’analyse, qui permette de saisir cet enjeu. D'où la création d'osservatorionomade-marseille.